Sud-ouest du Niger : prévenir un nouveau front insurrectionnel

Sud-ouest du Niger : prévenir un nouveau front insurrectionnel

Que se passe-t-il? Sous l’influence de groupes armés opérant depuis le Nigéria, un banditisme organisé et violent se répand progressivement au sud-ouest du Niger, le long d’une bande frontalière allant des villes de Maradi à Dogondoutchi. Ce phénomène renforce la méfiance entre les communautés, créant un contexte favorable à l’émergence d’insurrections armées.

En quoi est-ce significatif? Les tensions locales sont souvent exploitées par les groupes jihadistes dont la présence dans cet espace est désormais une réalité. Leur enracinement pourrait ouvrir un nouveau front de violence pour le Niger et menacer d’encerclement Niamey, la capitale du pays.

Comment agir? Les autorités nigériennes devraient compléter leurs efforts sécuritaires actuels par des mesures préventives visant principalement à remédier aux injustices subies par les communautés vivant de l’élevage, à initier des dialogues intercommunautaires et à mieux encadrer les groupes d’autodéfense embryonnaires.

Synthèse

Sous l’influence de gangs opérant depuis le Nigéria, le banditisme se répand au sud-ouest du Niger. Le long d’une bande frontalière allant des villes nigériennes de Maradi à Dogondoutchi (ou Doutchi), des groupes de bandits armés volent des troupeaux entiers et kidnappent des centaines de villageois. Nombre de leurs membres sont mus par l’appât du gain, mais d’autres – en particulier les nomades victimes de la crise du pastoralisme – prennent les armes pour défendre leurs biens et leurs familles ou se venger d’injustices. En réaction, les autres communautés, notamment sédentaires, constituent des groupes d’autodéfense encore embryonnaires. Ce contexte porte en germe les conditions d’un contexte insurrectionnel que pourraient exploiter les jihadistes. Les autorités nigériennes mobilisent leur appareil sécuritaire pour répondre à ces nouvelles menaces. Elles devraient également agir de façon préventive pour limiter la tentation d’habitants de ces régions, notamment les éleveurs exposés à une crise du pastoralisme qui les appauvrit, de prendre les armes, et envisager des processus de démobilisation des bandits.

Le banditisme transfrontalier n’est pas un phénomène nouveau le long de la bande reliant Maradi à Doutchi. Il a donné naissance depuis plusieurs décennies à des filières criminelles organisées qui se sont transformées au début des années 2010, sous l’effet de dynamiques extérieures. En Libye, depuis la crise de 2011, l’économie de guerre s’articule autour des trafics, ce qui a facilité et amplifié les flux illégaux (carburant de contrebande, drogue) provenant du Nigéria. Dans le sens inverse, un flux d’armes de guerre issues des stocks de l’ère Kadhafi approvisionne, depuis la Libye, les groupes criminels nigériens et nigérians. Ces gangs, concentrés dans les Etats du nord du Nigéria dans les années 2010, ont redoublé de violence et se sont spécialisés dans le vol de troupeaux, les enlèvements et les assassinats ciblés. Cette violence s’est exportée sur le versant nigérien de la frontière, à Maradi à partir de 2016, puis à Tahoua en 2019. Ces bandits armés, liés aux réseaux impliqués dans l’économie criminelle transfrontalière, recrutent parmi toutes les communautés de la région (haoussa, touareg ou peul).

Ce banditisme est en train de se transformer et de donner naissance à de nouvelles formes de violence, notamment sous l’influence d’une crise du pastoralisme qui frappe durement les pasteurs dans les régions de Tahoua, Maradi et Dosso. L’extension des surfaces agricoles y réduit fortement les espaces dédiés à l’élevage, nourrit un phénomène d’appauvrissement progressif des pasteurs et entraine des conflits avec d’autres usagers, en particulier les agriculteurs. Dans ce contexte, rejoindre des groupes de bandits est aussi une manière de faire face à la crise du pastoralisme, de se protéger soi-même contre le vol de bétail et parfois d’accéder à une position de pouvoir. Cette dynamique, déjà forte au Nigéria, s’étend désormais au Niger. Certains bandits restent de simples criminels, mais d’autres, notamment parmi les Peul, se posent en défenseurs de leur communauté et deviennent parfois des notabilités respectées.

La dimension communautaire du banditisme menace la cohésion sociale du sud-ouest du Niger comme elle l’a déjà entamée au nord-ouest du Nigéria. Les populations sédentaires associent progressivement les bandits à la communauté peul, qui constitue la majorité des populations nomades de la zone, de plus en plus stigmatisée. Pour se protéger du banditisme, des groupes d’autodéfense essentiellement haoussa sont en cours de formation dans la région de Maradi. Exclus de ces groupes et suspectés par ces derniers d’être à l’origine des violences armées, les pasteurs – en particulier peul – sont poussés à se rapprocher des groupes de bandits pour y trouver une forme de protection.

Le risque qu’une insurrection, c’est-à-dire une hostilité ouverte et armée contre l’Etat, se développe est d’autant plus important que la région suscite l’intérêt croissant de groupes jihadistes venus du Sahel et du nord-est du Nigéria. La jonction entre jihadistes et bandits locaux a déjà été observée ailleurs au Sahel et pourrait se répéter dans cette zone. La bande frontalière s’étendant de Doutchi à Birni N’Konni (ou Konni) est d’ores et déjà une zone d’approvisionnement de l’Etat islamique au Grand Sahara (EIGS), qui y renforce progressivement son ancrage depuis 2018, et tente même d’y collecter un impôt de protection. De Maradi jusqu’à Doutchi, la frontière est parsemée d’espaces boisés déjà fréquentés par les bandits, mais qui pourraient aussi servir de refuge aux jihadistes. Enfin, depuis le nord-est du Nigéria, le Groupe sunnite pour la prédication et le jihad (Jama’tu Ahlis Sunna Lidda’awati wal-Jihad, JAS), plus communément appelé Boko Haram, et Ansarou, groupe dissident du JAS, tentent d’étendre leur action au nord-ouest du Nigéria et se rapprochent donc du sud-ouest du Niger frontalier.

Le Niger a réagi très tôt à la dégradation de la situation dans la bande frontalière. Les autorités ont principalement renforcé le maillage sécuritaire, mais celui-ci reste insuffisant. En effet, les forces nigériennes gèrent simultanément de multiples fronts dans le pays et sont globalement en sous-effectif. Face à la nature transfrontalière de l’insécurité, l’efficacité de la réponse dépend de la coopération avec le voisin nigérian, qui est ancienne mais reste à améliorer. L’aggravation récente des violences a changé la donne et cette coopération s’est renforcée, mais les autorités font encore trop peu pour empêcher le basculement des populations dans le banditisme ou prévenir l’émergence de situations insurrectionnelles. Cette bande frontalière reste sous-investie, tant par l’Etat que par ses partenaires, en comparaison d’autres régions nigériennes confrontées à des insurrections armées comme Tillabéri ou Diffa.

Pour prévenir l’émergence d’insurrections dans cette zone, il est essentiel de réduire les injustices dont souffrent les pasteurs et de préserver la cohésion sociale. Le nouveau président du Niger devrait ainsi faire de l’élevage un domaine d’intervention privilégié. Les pasteurs devraient notamment être mieux représentés au sein des commissions foncières et disposer de plus de relais pour défendre leurs droits. Ils seraient ainsi encouragés à recourir à la loi plutôt qu’à la force. L’Etat devrait encadrer strictement les groupes d’autodéfense et établir des dialogues communautaires tel qu’il a l’habitude de les promouvoir ailleurs au Niger. Enfin, l’Etat doit accentuer les efforts de sécurité pour prévenir la contagion des violences, en particulier en renforçant la coopération avec les Etats frontaliers du Nigéria, sans exclure de négocier la démobilisation de certains groupes de bandits. Les partenaires du Niger doivent, de leur côté, s’intéresser à ces zones avant qu’elles ne soient déstabilisées et pourraient soutenir financièrement un plan de prévention conçu et mis en œuvre par les autorités nigériennes.

Niamey/Bruxelles, 29 avril 2021

I. Introduction

Les localités du sud des régions de Maradi et Tahoua, à la frontière avec le Nigéria et qui figurent parmi les zones les plus peuplées du Niger, subissent presque quotidiennement les attaques de groupes de bandits opérant depuis le territoire nigérian.

Ces attaques sont largement sous-médiatisées, mais leur impact est impressionnant : depuis 2017, des dizaines de milliers d’animaux ont été volés, plusieurs centaines de personnes ont été enlevées et parfois tuées, près de 70 000 Nigérians sont réfugiés à Maradi et 20 000 Nigériens sont déplacés internes.

Si le banditisme n’est pas nouveau dans cette zone, son ampleur et la violence qu’il engendre contre les civils sont eux sans précédent. Longtemps considéré comme un problème nigérian, ce banditisme affecte de plus en plus la République du Niger. Il nuit à son économie, qui repose largement sur les activités agropastorales et les échanges transfrontaliers avec le Nigéria, tous deux touchés par l’insécurité.

Le présent rapport analyse l’évolution du banditisme et alerte sur les risques de mutation de ce phénomène dont les conséquences pourraient être désastreuses au sud-ouest du Niger. Il évalue notamment les dynamiques qui pourraient transformer de simples bandits en insurgés et les rapprocher des jihadistes. La zone étudiée couvre une bande frontalière longue de 400 kilomètres, allant du département de Dogondoutchi (ou Doutchi), dans la région de Dosso, aux départements de Guidan-Roumdji et Madarounfa dans la région de Maradi (voir carte en annexe A).

Elle traverse les départements de Birni N’Konni (ou Konni) et de Madaoua dans le sud de la région de Tahoua.

Ce rapport repose sur un travail de terrain conduit, pour l’essentiel, en octobre 2020 à Niamey et Maradi ainsi que sur des échanges électroniques entre octobre 2020 et mars 2021. Il s’appuie également sur des recherches antérieures de Crisis Group, conduites dans cette zone et au nord-ouest du Nigéria. Parmi les personnes interrogées figurent des représentants des autorités locales et nationales, des forces de défense et de sécurité, des autorités coutumières, des acteurs de la société civile et des victimes d’attaques, y compris des ressortissants des départements de Konni et Doutchi. Ce rapport complète l’analyse réalisée par Crisis Group de l’autre côté de la frontière, au nord-ouest du Nigéria, début 2020.

 

II. L’aggravation du banditisme transfrontalier

Au sud-ouest du Niger, le banditisme transfrontalier est vieux de plusieurs décennies, le long de la bande reliant le département de Doutchi à celui de Madarounfa. Depuis quelques années, le banditisme armé y est plus organisé et beaucoup plus violent qu’auparavant. Cette évolution est largement imputable à la crise libyenne de 2011, à la dégradation sécuritaire dans les Etats frontaliers du nord-ouest du Nigéria et à l’influence de cet espace sur le sud-ouest du Niger.

Cet espace agropastoral entretient depuis longtemps des échanges économiques licites et illicites avec le Nigéria, dont une partie est notamment liée au vol et au recel de bétail.

La commune de Guidan-Roumdji (région de Maradi), par exemple, était à l’origine un village vivant de l’abattage de bétail volé au Nigéria, impliquant des réseaux organisés de bouchers-receleurs. De même, le bétail volé au nord du Mali depuis les années 1980 est exporté vers le Nigéria à travers un couloir passant essentiellement par Tahoua, au Niger, puis par Sokoto, un des Etats du nord de la fédération nigériane. Ce couloir est emprunté pour d’autres filières de contrebande. Celle du carburant nigérian en particulier s’est imposée comme activité de substitution pour de nombreux éleveurs depuis la sécheresse de 1983-1984. Elle est, depuis, devenue un élément essentiel de l’économie des régions de Maradi et de Tahoua.

De vastes filières criminelles transsahariennes opérant entre le Sahara et la frontière Niger-Nigéria se sont progressivement mises en place.

Ce banditisme s’est transformé au début des années 2010 sous l’effet de dynamiques extérieures. La crise libyenne de 2011 a modifié le fonctionnement et la structure de ces filières. Les trafics sont devenus centraux dans l’économie de guerre libyenne, facilitant et augmentant les flux en provenance du Nigéria : trafic d’êtres humains (migrants, incluant des réseaux de prostituées) et de stupéfiants (Tramadol et chanvre indien). Ces flux remontent vers le nord, via le Niger puis la Libye, pour approvisionner les marchés moyen-orientaux et européens. La contrebande des produits de première nécessité et de carburant depuis le Nigéria couvre une partie des besoins du marché sahélien.

Parallèlement, depuis 2011, un flux d’armes de guerre issues des stocks accumulés durant l’ère Kadhafi descend de la Libye pour satisfaire en partie la demande sous-régionale en armes et, en particulier, de groupes criminels nigériens et nigérians, même si ces derniers s’approvisionnent également sur le marché intérieur nigérian. Les régions de Tahoua et de Maradi sont ainsi devenues des couloirs de trafic d’armes légères et de munitions libyennes à destination du Nigéria.

 

La partie ouest de la frontière Niger-Nigéria a simultanément été affectée par la dégradation de la sécurité dans plusieurs Etats du nord du Nigéria dans les années 2010. La montée des violences dans l’Etat de Zamfara, en particulier à partir de 2013, a nourri la formation de groupes de bandits mieux organisés et équipés d’armes acheminées de Libye, mais aussi du bassin du lac Tchad.

Depuis 2016, cette insécurité a franchi la frontière, touchant prioritairement la région nigérienne de Maradi, qui jouxte l’Etat de Zamfara. Les attaques s’y sont multipliées, important du Nigéria des formes similaires de criminalité : vols de troupeaux entiers de bétail, enlèvements contre rançon.

 

En 2019, les attaques se sont étendues aux Etats nigérians voisins de Zamfara, dont Katsina et Sokoto.

Par ricochet, l’insécurité a frappé l’ouest de Maradi, frontalier de Sokoto, notamment les départements de Madaoua, Konni et Doutchi. Le territoire nigérian reste la base arrière de groupes de bandits qui opèrent des deux côtés de la frontière. Ils profitent d’un espace propice au repli, constitué de zones boisées étendues comme Baban Raffi, à cheval entre le Nigéria et les départements nigériens de Madarounfa et Guidan-Roumdji, ou la longue zone forestière de Gandou (Nigéria), faisant frontière avec les départements nigériens de Doutchi et Konni.

Les bandits armés sont originaires des différentes communautés de la région (haoussa, touareg ou peul) et sont, par ailleurs, souvent issus des réseaux impliqués dans l’économie criminelle transfrontalière. Plusieurs chefs de réseaux de bandits sont connus pour avoir démarré dans les années 1990-2000 dans la contrebande de carburant, le recel de bétail ou le trafic d’armes, et certains poursuivent toujours ces activités.

L’impact économique de la fermeture de la frontière nigériane en 2019 par le gouvernement du président Muhammadu Buhari aurait renforcé le basculement d’individus dans cette économie criminelle.

 

Le banditisme se nourrit également de tensions locales. De nombreuses attaques sont ainsi le fruit de règlements de compte entre personnes issues des mêmes familles, villages ou communautés. Il s’agit d’anciens conflits mal résolus, de jalousies ou de formes d’injustices mal vécues. Parmi les facteurs qui donnent à ce banditisme transfrontalier une nouvelle dimension, la crise du pastoralisme constitue sans doute le plus déterminant et le plus préoccupant.

III. Vers de nouvelles formes de violence ?

Non seulement le banditisme se propage, mais les échelles de violence augmentent : le vol d’animaux concerne désormais des troupeaux entiers, les enlèvements deviennent réguliers et les assassinats ciblés – peu fréquents jusqu’en 2019 – se multiplient. Cette violence se nourrit en partie d’une crise du pastoralisme. Cette crise, qui touche la bande frontalière allant de Doutchi à Maradi comme d’autres espaces sahéliens, attise les tensions entre communautés et crée un contexte favorable à l’apparition d’insurrections armées.

A. Les répercussions de la crise du pastoralisme

La crise du pastoralisme qui affecte le Sahel frappe durement les éleveurs dans les régions de Tahoua, Maradi et Dosso. L’extension des surfaces agricoles, conjuguée à la pression démographique accrue, y réduit plus fortement qu’ailleurs les espaces dédiés à l’élevage.

Le grignotage des aires de pâturage et des couloirs de transhumance complexifie les parcours de mobilité des pasteurs transhumants.

 

La difficulté croissante à pratiquer l’élevage mobile – dont la transhumance – nourrit un phénomène d’appauvrissement progressif des pasteurs. Il se traduit par la perte, la vente, ou le vol des animaux. La réduction des espaces dédiés à l’élevage entraine des conflits avec d’autres usagers, en particulier les agriculteurs.

La modification des parcours de mobilité oblige les éleveurs à emprunter des routes moins sécurisées ou moins fournies en points d’abreuvement, au risque de perdre une partie de leur cheptel.

Plus largement, l’évolution des rapports agropastoraux aggrave la situation. Afin de diversifier leurs activités ou d’épargner, les agriculteurs deviennent propriétaires d’animaux et convoitent à leur tour les ressources pastorales. La pression foncière s’en trouve accentuée et les relations de réciprocité qui liaient pasteurs et agriculteurs sont fragilisées.

Enfin, l’ampleur prise par le vol de bétail de chaque côté de la frontière en fait l’une des principales menaces pour les pasteurs de la zone.

L’Etat nigérien tente de réguler et de protéger le secteur pastoral. Le Niger dispose d’un code rural et de dispositifs de règlement des conflits qui en font un pays pionnier dans la sous-région. Mais l’efficacité de cet effort de régulation varie d’une région à l’autre. A Maradi, le massacre de pasteurs peul par des agriculteurs haoussa à Toda (département de Guidan-Roumdji) en 1991 a secoué la région et réveillé les consciences.

A la suite de cet incident, des commissions foncières, destinées à réguler les conflits liés à l’usage de la terre, ont été instaurées avec l’appui de la coopération suisse. Depuis, aucun autre conflit aux conséquences aussi meurtrières n’est survenu dans la région, mais la situation reste tendue. Il en est de même à Dosso, tandis que dans la région de Tahoua, la situation reste conflictuelle.

Les trois régions élaborent actuellement leur schéma d’aménagement foncier mais il est trop tôt pour en prédire les effets en matière de réduction des conflits.

Dans la zone étudiée, les pasteurs sont majoritairement peul, parfois touareg, et les agriculteurs sont en majorité haoussa ou zarma. Dans un climat de tensions autour des ressources foncières, la superposition entre activité socioprofessionnelle et appartenance communautaire favorise les violences à base communautaire. A Tahoua, le conflit survenu en novembre 2016 dans la localité de Bangui (département de Madaoua), où des Haoussa ont tué 22 Peul avec l’implication probable d’autorités traditionnelles haoussa, a ébranlé les rapports entre ces communautés.

Plus récemment, en mai 2019, des agriculteurs ont tué cinq éleveurs à Allela (département de Konni) avant que l’intervention rapide des autorités n’empêche l’aggravation du conflit.

Même lorsque les conflits violents sont évités, c’est souvent au prix d’injustices dont les pasteurs nomades sont majoritairement victimes. Les amendes ou compensations sont souvent fixées par les chefs de village majoritairement sédentaires et se révèlent alors excessives, arbitraires et appliquées au mépris des textes officiels. A cela s’ajoutent les rackets réguliers opérés par les agents des eaux et forêts et les gendarmes à l’égard des éleveurs souhaitant accéder à certaines aires protégées ou rejoindre les marchés à bétail. D’autres rackets découlent de la mise en fourrière d’animaux errants, une disposition légale mais qui donne lieu à des abus de la part de représentants de l’Etat et d’élus locaux. Ces multiples injustices sapent la confiance envers les autorités et sont préjudiciables à la coexistence pacifique entre les communautés. Or, les populations rurales, dans leur ensemble, souffrent d’un manque d’accès à la justice, que ce soit en termes d’information, d’éloignement géographique des tribunaux et d’accès financier aux services d’un avocat. Les réseaux de parajuristes sont, en outre, encore trop peu développés au Niger.

 

La majorité des pasteurs peul ne peuvent plus vivre que de l’élevage et certains adoptent, quand ils le peuvent, un mode de vie agropastoral. Une partie se sédentarise plus ou moins durablement. D’autres quittent le monde pastoral. Ils sont cependant peu préparés à la reconversion socioprofessionnelle et leurs perspectives professionnelles sont limitées du fait d’une plus faible scolarisation que les populations sédentaires. Disposant de très peu d’alternatives, une minorité de ces pasteurs est poussée vers le banditisme.

B. Un banditisme à base communautaire ?

Pour de nombreux éleveurs peul de cette région, rejoindre des groupes de bandits n’est qu’une façon de faire face à la crise du pastoralisme, de se protéger soi-même contre le vol de bétail et parfois d’accéder à une position de pouvoir. Cette dynamique, déjà forte au Nigéria, s’étend désormais au Niger. Elle provoque, en retour, la stigmatisation des éleveurs peul et tend les relations entre les communautés.

Les bandits armés constituent – en particulier au nord-ouest du Nigéria – une nouvelle figure de réussite : en quelques mois ou années, d’anciens éleveurs appauvris reconvertis dans le banditisme deviennent propriétaires de plusieurs centaines voire milliers de têtes de bétail. Ce sont eux qui fixent, par la force des armes et de l’argent, les règles d’occupation de l’espace local. Dans un contexte d’insécurité aussi marqué que celui que connaissent les éleveurs au nord-ouest du Nigéria, rejoindre ces groupes ou en constituer de nouveaux est même une condition de leur propre protection et de celle de leur cheptel. « Au Nigéria, les bandits se moquent des éleveurs qui n’ont pas rejoint leurs rangs et disent qu’ils sont faibles », remarque un éleveur transfrontalier.

Au Niger, des comportements similaires se développent. Si la plupart des bandits issus de la communauté peul restent de simples criminels, d’autres se posent en défenseurs de leur communauté et deviennent des notabilités respectées au niveau local. Au lendemain du conflit de Bangui, évoqué précédemment, un chef bandit peul, originaire de la localité et opérant au Niger, a contacté plusieurs notabilités peul de la commune pour leur offrir ses services de protection. Des bandits peul ont tendance à cibler la communauté haoussa et à épargner les Peul, sans que cela soit systématique. Dans la région de Maradi, à Guidan-Roumdji et Madarounfa, certains villages ciblés sont uniquement composés de Haoussa, tandis que les hameaux ou campements peul sont épargnés. Les Peul ciblés par les bandits de la même communauté seraient souvent ceux refusant de rejoindre les groupes criminels ou soupçonnés d’informer les autorités. Des villages peul se protégeraient d’attaques en fournissant des recrues aux bandits actifs dans leurs environs.

 

Dans le contexte d’insécurité actuel, les populations haoussa en viennent à percevoir le banditisme comme un phénomène particulièrement répandu parmi les communautés peul, en particulier à Maradi, région la plus touchée à ce jour. Dans les villages victimes d’attaques, la cohabitation avec les hameaux peul se détériore et les bonnes relations sociales entre les deux communautés, attestées par de nombreux mariages intercommunautaires, se dégradent. La peur s’installe : certains Peul quittent leurs hameaux, d’autres ne se rendent plus dans les villages haoussa.

 

 

C. La formation des groupes d’autodéfense

Au nord-ouest du Nigéria, la récente vague de banditisme qui ensanglante cette région a donné lieu à la formation de nombreux groupes d’autodéfense et de milices armées.

Ce phénomène touche particulièrement les communautés de fermiers sédentaires haoussa. Certains de ces groupes se sont constitués très récemment sur la base du volontariat ou ont été encouragés par les autorités locales qui ont massivement recruté et armé des unités villageoises d’autodéfense. D’autres sont enracinés dans la société traditionnelle qui compte, en son sein, des confréries de chasseurs. Ceux-ci assurent, au moins depuis les années 1950, une fonction de protection et de sécurisation des biens et des personnes. Confrontés à l’extrême violence des gangs de bandits armés qui opèrent dans le nord-ouest du Nigéria, ils se sont peu à peu militarisés et ont été accusés d’abus divers.

 

Suivant l’exemple nigérian, la constitution de groupes d’autodéfense à base communautaire semble s’étendre au sud-ouest du Niger. En effet, côté nigérien, on assiste depuis peu à la naissance de groupes d’autodéfense chargés de lutter contre le banditisme. Embryonnaires, ils n’ont pas encore de nom spécifique. Il en existe dans la quasi-totalité des villages de la commune de Gabi (département de Madarounfa), parce que cette commune a été particulièrement visée par les attaques de bandits et que l’Etat n’était pas en mesure de sécuriser les populations. Dans certains villages des communes de Tibiri et de Safo (département de Guidan-Roumdji) également très affectées par les attaques, des groupes d’autodéfense équipés de fusils traditionnels auraient également vu le jour.

 

Ces groupes sont, pour l’heure, appréciés localement des autorités et des forces armées. Ils sont soutenus par des élus locaux qui contribuent même à l’achat d’armes artisanales locales, coutant 5 000 francs CFA pièce (soit 7,60 euros).

Ils ont repoussé plusieurs attaques de bandits, ou sont parvenus à récupérer une partie du bétail volé, ce qui leur a valu d’être salués par des forces de défense et de sécurité nigériennes. Malgré tout, le rythme des attaques ne diminue pas dans ces communes.

Ces groupes d’autodéfense rendent des services réels aux populations, mais ils menacent la cohésion sociale lorsque leurs actions ciblent des communautés spécifiques. Du côté nigérian de la frontière, la formation de groupes d’autodéfense haoussa a poussé des Peul à chercher protection auprès des bandits, et un cycle de violences s’est ouvert depuis plusieurs années. A Maradi, ces groupes embryonnaires sont uniquement haoussa : du fait de la suspicion qui les entoure, les Peul en sont systématiquement exclus. Un risque similaire d’accélération des violences y existe donc.

Les affrontements entre ces groupes et les bandits risquent de se multiplier et d’envenimer les relations intercommunautaires.

La formation de groupes d’autodéfense à base communautaire est génératrice de tensions qui, ailleurs au centre du Mali et au Burkina Faso par exemple, ont favorisé ou alimenté de graves cycles de violence intercommunautaire.

Ces groupes sont traditionnellement proches des autorités. Ils recrutent parmi les populations sédentaires, dont sont aussi issus la majorité des représentants de l’Etat.

Ils entretiennent aussi des formes de collaboration avec les services de sécurité dans leur lutte commune contre les bandits.

A l’inverse, exclus de ces groupes d’autodéfense et suspectés par ces derniers d’être à l’origine des violences armées, les pasteurs – en particulier peul – sont poussés à se rapprocher des groupes de bandits pour espérer trouver une forme de protection. Cette dynamique éloigne encore un peu plus les pasteurs de l’Etat et de ses forces de sécurité, avec qui ils entretiennent des relations déjà difficiles.

Les pasteurs souffrent en effet d’une sous-représentation au niveau des institutions de l’Etat, qui découle notamment de leur faible scolarisation. Ils sont peu représentés au sein de la fonction publique et des partis politiques. Leurs intérêts sont donc moins pris en compte dans les politiques publiques.

Le risque qu’une situation insurrectionnelle, c’est-à-dire une hostilité ouverte et armée contre l’Etat et ses alliés, se développe est d’autant plus important que la région suscite par ailleurs l’intérêt croissant de groupes jihadistes venus de régions voisines.

IV. Vers un troisième foyer jihadiste au Niger ?

Deux faits récents survenus dans le sud-ouest nigérien ont attiré l’attention sur l’extension de la présence et des activités de groupes armés jihadistes dans cette région du pays. En août 2020, l’assassinat par l’Etat islamique au Grand Sahara (EIGS) de huit civils, dont six touristes français, à Kouré, à 60 kilomètres à l’est de Niamey, illustre la progression rapide des jihadistes vers le sud-ouest du pays.

En octobre 2020, l’enlèvement d’un citoyen américain, Philip Walton, dans un village du département de Konni par des groupes de bandits spécialisés dans les enlèvements, probablement pour le compte d’un groupe jihadiste, traduit le risque de jonction entre ces acteurs.

 

A la frontière qui sépare le sud-ouest du Niger du nord-ouest du Nigéria, on observe la présence croissante de groupes jihadistes, même s’il est encore trop tôt pour certifier qu’elle sera pérenne. En plus de l’activité de l’EIGS dans cette zone, le Groupe sunnite pour la prédication et le jihad (JAS), dirigé par Abubakar Shekau et plus communément appelé Boko Haram, et Ansarou, groupe dissident du JAS depuis 2012 et alors affilié à al-Qaeda, ont revendiqué des attaques dans le nord-ouest du Nigéria.

Ce faisant, ces deux groupes se rapprochent dangereusement du Niger.

A. Les influences jihadistes venues du Sahara

La bande s’étendant de Doutchi à Konni, longue de 140 kilomètres, est un couloir de passage que l’EIGS utilise jusqu’ici pour son approvisionnement, mais qui pourrait bientôt devenir l’une de ses zones d’opérations. L’EIGS, dont la zone d’activité principale au Niger est le nord de Tillabéri, zone frontalière du Mali située au nord-ouest de Konni, s’approvisionne principalement au nord du Nigéria. Le groupe y accède par ce que certains appellent « l’autoroute » reliant Konni à Sanam et Abala. Cet axe est presque vide de présence humaine et sécuritaire.

 

L’EIGS voit son accès à cette zone frontalière entre Sokoto et Konni facilité parce qu’une partie non négligeable de ses recrues locales appartiennent à un sous-groupe peul, les Tolébé, qui se disent originaires de Sokoto et y ont des attaches familiales ou économiques.

Depuis plusieurs années, des colonnes de combattants ou de sympathisants s’y rendent en deux-roues depuis Abala pour en ramener des produits alimentaires, des médicaments de contrebande, des motos et du carburant. Ils achètent souvent ces produits en échange de bétail volé ou d’armes.

A ces attaches historiques s’ajoutent des relations commerciales nouées avec les réseaux de contrebande frontaliers qui permettent à l’EIGS de circuler sans trop d’encombres.

Il semble que depuis 2018, l’EIGS ne considère plus seulement la zone comme un lieu d’approvisionnement, mais cherche à y développer ses opérations. En juin 2018, des prêches prononcés par des chefs religieux de l’EIGS ont été tenus à quelques kilomètres de la frontière nigériane, à Jima Jimi (village du département de Konni). En novembre de la même année, les autorités nigériennes ont identifié un camp d’entrainement de l’organisation dans ce même village, finalement démantelé en février 2019.

En début d’année 2021, un chef jihadiste de la région du nord de Tillabéri serait même mort après des affrontements du côté nigérian de la frontière au sud de Konni.

 

Les jihadistes de l’EIGS sont également sollicités par des personnalités locales cherchant à les utiliser contre les groupes de bandits armés. Ainsi, début 2019, des notabilités de Sokoto (Nigéria) et de Konni (Niger), préoccupées par les attaques de bandits venus de Zamfara (Nigéria), ont fait appel à des jihadistes de l’EIGS pour les déloger, ce à quoi ils sont parvenus.

Le bétail volé et l’argent des rançons ont été rendus aux propriétaires tandis qu’une partie des bandits a rallié l’EIGS sous la contrainte.

En septembre 2019, un autre incident armé survenu à Dogon Kiria (département de Doutchi) témoigne de la circulation d’éléments de l’EIGS. De retour de Muntseka (département de Konni), une colonne jihadiste a en effet déjoué une embuscade de la garde nationale, tuant un garde.

Depuis lors, l’EIGS a étendu son ancrage dans les villages de plusieurs zones du sud-ouest nigérien, encourageant par exemple les mariages avec ses éléments, recrutant parmi les communautés et multipliant les caches d’armes.

Depuis juin 2020, l’EIGS augmente sa présence dans la partie nord des départements de Doutchi et de Konni où il tente d’exercer une forme de contrôle territorial concurrente de celle de l’Etat. Dans la continuité de ses opérations au nord de Tillabéri et au nord de Tahoua, le groupe y collecte un impôt dont la nature n’est pas clairement établie : des villageois disent qu’il s’agit de la zakat (impôt islamique), tandis que d’autres le perçoivent comme une contribution à l’effort de guerre de l’EIGS, qui  leur garantit une protection. Cette présence nécessite le recrutement de collaborateurs ou de sympathisants dans les villages où l’EIGS organise aussi des prêches. Les jihadistes circulent également dans certaines aires de pâturage de cet espace, comme l’aire de Yani, où des éleveurs ont essayé d’échapper en vain au paiement de l’impôt.

 

L’EIGS pourrait cependant peiner à progresser plus au sud et à établir un sanctuaire dans le nord-ouest du Nigéria. D’abord, le mouvement accorde beaucoup d’autonomie à ses commandants et exerce une chaine de commandement assez lâche. Il aura donc du mal à connecter efficacement les différentes cellules éparpillées sur des territoires aussi vastes. Ensuite, le mouvement semble jusqu’ici privé de relais dans le nord-ouest du Nigéria, et notamment dans l’Etat de Sokoto, même si certaines de ses recrues sont, comme cela a été mentionné, originaires de la zone. Au nord-ouest du Nigéria, l’EIGS est également concurrencé par les incursions d’autres groupes jihadistes nigérians dont les activités sont décrites ci-après. Il n’en demeure pas moins que le groupe occupe plusieurs zones autour de Niamey dans ce qui pourrait être une stratégie d’encerclement de la capitale.

 

L’autre grand groupe jihadiste sahélo-saharien, le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), affilié à al-Qaeda, semble moins présent dans l’espace transfrontalier entre le Niger et le Nigéria. Le GSIM a étendu ses ramifications au Niger, plus à l’ouest dans la zone de Torodi, et au Burkina Faso, de la région du Yagha jusqu’à celle de l’Est, deux zones où il cohabite difficilement avec l’EIGS. Cet espace, où la présence du GSIM s’est continuellement renforcée depuis 2018, constitue un sanctuaire et une plateforme pour s’étendre vers le nord du Bénin jusqu’à la frontière du Nigéria, dans l’Etat de Kebbi. Cette stratégie d’expansion ouvre la possibilité d’une jonction entre le GSIM et Ansarou si ce groupe reste encore affilié à al-Qaeda.

Une présence accrue du GSIM et d’Ansarou dans les Etats nigérians de Kebbi et Sokoto accentuerait la pression jihadiste dans la région de Dosso au Niger.

B. Les influences jihadistes du Nigéria

Deux groupes nigérians originaires du nord-est de la fédération, le JAS et Ansarou, mordent désormais sur son nord-ouest.

Dès sa création, Ansarou a appelé à restaurer le califat de Sokoto et incarne donc une menace particulière dans cette zone du nord-ouest du Nigéria qu’il convoite, du moins dans son discours. L’enlèvement de 334 lycéens à Kankara, une localité de l’Etat de Katsina située à 220 kilomètres au sud de Maradi, le 11 novembre 2020, constitue la première opération d’envergure revendiquée par le JAS au nord-ouest du Nigéria depuis 2014. Elle pourrait toutefois moins illustrer la présence d’éléments permanents du JAS venus de leur bastion du nord-est qu’une collaboration de circonstance avec des bandits locaux.

Des attaques récentes conduites à la frontière contre des forces de défense et de sécurité du Niger et du Nigéria suggèrent une connexion croissante entre les gangs frontaliers et les groupes jihadistes nigérians. Il n’y a pas eu de revendications, mais les modes opératoires et l’armement lourd utilisés laissent présager une influence jihadiste, dont la puissance de feu est généralement supérieure à celle de simples bandits. Ainsi, l’usage de lance-roquettes M80, très prisés des jihadistes, dans l’attaque contre la Compagnie mobile de contrôle des frontières (CMCF) de Maradi, le 1er décembre 2019, suggère d’éventuels liens logistiques avec les jihadistes. Le 18 juillet 2020, à quelques kilomètres de la frontière avec Maradi, à Jibia (Nigéria), des « bandits » ont, pour la première fois, tendu une embuscade à l’armée nigériane, tuant 23 soldats. Leur chef, un des principaux bandits opérant à Maradi, semblerait intensifier ses relations avec les groupes jihadistes.

 

La géographie de la bande frontalière est par ailleurs propice au développement de sanctuaires pour les groupes armés, y compris jihadistes. De Maradi jusqu’à Doutchi, la frontière est parsemée de forêts déjà fréquentées par les bandits, mais qui pourraient bientôt servir de refuge aux jihadistes.

La forêt de Gandou, située sur la frontière, entre Doutchi et Konni, abriterait tellement d’hommes en armes, bandits et potentiels jihadistes, qu’elle est appelée « Sambisa 2 » par les habitants des alentours, du nom de la forêt qui abrite une partie du JAS au nord-est du Nigéria. C’est d’ailleurs dans cette forêt que l’otage américain a été détenu en octobre 2020. En 2017, dans la forêt de Baban Rafi (Maradi), les autorités nigériennes ont découvert une cache d’armes qu’un des combattants arrêtés a permis d’identifier comme appartenant à l’Etat islamique en Afrique de l’Ouest (EIAO, ou ISWAP en anglais).

Le contexte de violences armées qui prévaut dans le nord-ouest du Nigéria pourrait s’étendre au Niger. Il est encore difficile de prédire si la situation d’insécurité va rester dominée par des formes simples de banditisme sans mobile politique affiché, ou si elle évoluera vers des formes d’insurrection plus organisées. Ce dernier scénario pourrait se matérialiser sans même l’appui de groupes jihadistes, mais depuis 2012, l’essentiel des insurrections au Sahel a été facilité par l’implication des groupes jihadistes qui exploitent les fractures locales. La jihadisation du banditisme est une constante de ces insurrections, et constitue un risque croissant dans la zone. Côté nigérian, le JAS annonce vouloir recruter au sein des groupes de bandits opérant au nord-ouest du Nigéria, ce que ferait déjà Ansarou. Parmi ces bandits figurent certains Nigérians ou Nigériens qui nourrissent un ressentiment contre leur pays, en particulier les pasteurs privés de leurs moyens de subsistance.

D’autres bandits nigériens pourraient suivre cette trajectoire et favoriser à terme la naissance d’un foyer insurrectionnel nigérien ou même transnational, qui contesterait les autorités des deux pays.

La pénétration des groupes jihadistes dans la région pourrait cependant connaitre des résistances. La présence de bandits armés peut certes offrir des recrues locales déjà expérimentées, mais elle peut aussi freiner l’implantation des jihadistes si ces derniers dérangent les intérêts économiques des bandits, en imposant certaines cibles plutôt que d’autres ou en instaurant de nouvelles règles de partage du butin. Par ailleurs, l’enlèvement de centaines d’écoliers en 2021 a d’abord mis en lumière la connexion de criminels locaux avec le JAS, mais leur libération après la négociation d’amnisties par ces criminels révèle que les intérêts des deux groupes ne convergent pas toujours.

Les conflits déjà mentionnés survenus entre l’EIGS et des bandits à Sokoto pourraient se reproduire à l’avenir.

D’un autre côté, le rapprochement entre bandits et jihadistes risque d’être favorisé par la pression militaire croissante exercée par les Etats contre ces groupes de bandits. A mesure que cette pression s’accroit, ces derniers sont poussés à accepter, voire à rechercher, l’appui des jihadistes pour se protéger. Pour le Niger spécifiquement, l’implication croissante de ses forces armées dans la lutte contre les groupes de bandits ou de jihadistes, le long de la frontière, pourrait contribuer à importer la menace en exposant davantage le territoire nigérien à des représailles de ces groupes, comme cela a pu être le cas dans la région de Diffa (Niger) après 2015.

 

V. Une sécurisation sans stabilisation

Le Niger a réagi très tôt à la dégradation de la situation dans la bande frontalière, mais cette réactivité a surtout été d’ordre sécuritaire.

Depuis 2018, les autorités sont particulièrement mobilisées avec le déploiement d’un bataillon de l’armée à Madarounfa (département de Maradi), bénéficiant de l’appui en formation de l’armée belge et disposant de postes avancés à Dan Kano, Baban Rafi et Shirgu. Parallèlement, la première CMCF, forte de 400 policiers et déployée à Maradi depuis mai 2017 avec un appui américain, s’est réorientée vers la lutte contre le banditisme, plutôt que le contrôle des flux migratoires, sa mission originelle.

La seconde unité de la CMCF, qui compte 252 policiers, a été déployée en novembre 2019 à Konni (Tahoua), équipée et formée par EUCAP Niger, la mission de l’Union européenne d’appui aux forces de sécurité intérieures du Niger.

Les échos sont globalement positifs. La CMCF de Maradi a piloté l’opération de démantèlement du premier camp jihadiste de Jima Jimi début 2019. Les jihadistes auraient connu peu de pertes lors de cette opération, mais ont été contraints de se replier au nord de Tillabéri. A Maradi, l’utilité de la CMCF est reconnue unanimement, même si, depuis l’attaque qu’elle a subie le 1er décembre 2019 (voir Section IV.B), elle aurait réduit sa capacité de mobilité, une de ses principales qualités sur le terrain. Quant à la CMCF de Konni, des acteurs sécuritaires nigériens reprochent à cette seconde compagnie et à son commandement de moins utiliser l’avantage de la mobilité dans leurs actions que celle de Maradi.

 

Le maillage sécuritaire reste toutefois insuffisant alors que les violences se multiplient dans cette bande frontalière du sud-ouest du Niger. Les forces nigériennes gèrent simultanément de multiples fronts dans le pays et sont souvent en sous-effectifs. Ainsi, la CMCF de Maradi a été récemment redéployée à Filingué, et plusieurs centaines de soldats nigériens basés à Maradi ont été envoyés sur le front de l’est, dans la région de Diffa.

Le maillage est faible dans la zone de Doutchi et Konni, où plusieurs autorités et forces de sécurité locales réclament un meilleur contrôle des passages frontaliers.

Face à la nature transfrontalière de l’insécurité, une réponse efficace dépend également de la coopération avec le voisin nigérian. Celle-ci est ancienne, mais reste à améliorer. Les approches ont longtemps divergé entre autorités de chaque côté de la frontière. Le Nigéria considérait que le banditisme au nord-ouest n’était pas une priorité, et que cela ne justifiait pas une coopération plus étroite avec le Niger.

 

L’aggravation récente des violences a changé la donne et des progrès en matière de coopération ont été accomplis. En octobre 2018, une importante opération militaire nigéro-nigériane a été conduite dans les zones frontalières de Maradi, en particulier à Gabi et Dan Kano, où au moins 30 bandits ont été officiellement neutralisés.

Les autorités auraient dû systématiser ce type d’opérations pour les rendre durablement efficaces. Les progrès sont surtout à mettre à l’actif d’un rapprochement entre les gouverneurs des zones frontalières de Maradi et Tahoua. Fin 2019, à Maradi, une réunion entre le gouverneur de Maradi et ses homologues des trois Etats nigérians frontaliers a permis de mettre en place des patrouilles mixtes (avec véhicules offerts par ces Etats au Comité régional de sécurité de Maradi) et de donner au Niger un droit de poursuite sur le territoire nigérian en dépit de la fermeture officielle des frontières.

Cette même dérogation n’a pu être négociée à Tahoua, ce qui empêche une coopération aussi efficace qu’à Maradi.

Les autorités et leurs partenaires sont essentiellement actifs sur le plan sécuritaire, mais peu de mesures sont prises pour empêcher le basculement des populations dans le banditisme ou prévenir l’émergence de situations insurrectionnelles. Ainsi, le secteur de l’élevage reste sous-investi par l’Etat et les partenaires internationaux. Exception faite de la Suisse, aucun bailleur n’intervient substantiellement dans la bande frontalière.

Par ailleurs, l’approche répressive l’emporte sur l’option du dialogue et de la démobilisation des acteurs armés. En 2019, à l’inverse du Nigéria, le Niger a explicitement refusé d’octroyer des mesures d’amnistie au motif « qu’on ne discute pas avec les bandits ».

 

VI. Prévenir la contagion

Au-delà des actions sécuritaires actuelles, indispensables mais insuffisantes, l’Etat du Niger devrait développer des actions préventives afin de freiner l’extension des violences armées et d’empêcher l’émergence de situations insurrectionnelles. Le secteur de l’élevage mérite une attention toute particulière du nouveau président, Mohamed Bazoum, élu en mars 2021, et des investissements accrus pour remédier à la crise qui le traverse. Les autorités nigériennes devraient également se préoccuper de préserver la cohésion sociale dans la bande frontalière afin de prévenir la stigmatisation de certaines communautés et d’encadrer le développement de groupes d’autodéfense avant que ceux-ci ne deviennent incontrôlables. Enfin, les efforts doivent être renforcés dans le domaine sécuritaire pour prévenir la contagion des violences, sans exclure de négocier la démobilisation de certains groupes de bandits.

A. Désamorcer les facteurs d’insurrection parmi les éleveurs

L’élevage devrait devenir un domaine d’intervention privilégié des autorités nigériennes – au sud-ouest comme ailleurs au Niger – afin de réduire les injustices dont souffrent les pasteurs et qui conduisent une partie d’entre eux à prendre les armes.

A court terme, les commissions foncières, destinées à prévenir et régler les conflits liés aux ressources naturelles, devraient mieux représenter les intérêts des éleveurs. Cela implique de réviser leur composition – non pas dans les textes mais dans les faits – afin de garantir la représentation des éleveurs et de systématiser les commissions paritaires, prévues par le Code rural de 1993, chargées d’assurer la conciliation entre usagers en conflit et donc également d’évaluer les dégâts en cas de conflit avec des agriculteurs notamment.

 

Les pasteurs devraient également bénéficier de plus de relais pour défendre leurs droits, que ce soit par un appui plus conséquent de la part des partenaires techniques et financiers aux associations d’éleveurs comme l’Association pour la redynamisation de l’élevage au Niger (AREN) ou par la mise en place de réseaux associatifs de parajuristes.

S’ils étaient mieux défendus et conseillés, les éleveurs auraient peut-être davantage tendance à recourir à la loi plutôt qu’à la force.

Les parajuristes devraient être recrutés par l’Etat nigérien ou ses partenaires sur la base de leur ancrage au sein des communautés d’éleveurs et formés en priorité à la législation foncière pastorale, puisque ces populations sont particulièrement victimes d’injustices dans ce domaine. Les partenaires du Niger pourraient financer des programmes de formation de parajuristes afin de combler le retard du pays, qui compte un nombre encore insuffisant de ces auxiliaires de justice. Ils pourraient également favoriser le partage d’expériences avec des Etats où ce dispositif est davantage développé, comme au Canada ou, dans la sous-région, au Mali.

Ces dispositions permettraient de freiner l’économie du racket en permettant aux éleveurs de s’opposer à ces pratiques par la voie légale. La présence des défenseurs commis d’office (DCO), qui sont des parajuristes habilités à défendre des justiciables en lieu et place des avocats dans certaines conditions, est également à encourager par l’Etat ou ses partenaires.

Parallèlement, l’Etat et ses partenaires doivent accompagner les pasteurs dont l’activité est en crise en protégeant la mobilité des transhumants et en facilitant les parcours de reconversion ou de diversification pour ceux qui y aspirent. Cela passe, par exemple, par l’identification et la valorisation de filières porteuses (autour de la filière lait par exemple) et l’accompagnement des reconversions professionnelles par un appui à la formation et à l’acquisition d’équipements. Des activités de reconstitution de cheptels et d’embouche peuvent être développées. Ce type d’appui existe dans certaines régions du Niger, comme Diffa ou Tillabéri, qui bénéficient de l’attention des bailleurs internationaux, mais reste timide dans la bande Doutchi-Maradi, faute d’investissements conséquents.

A plus long terme, l’Etat gagnerait à faire de l’élevage un secteur d’intervention prioritaire au niveau national, et en particulier dans les régions de Maradi, Tahoua et Dosso, afin de sécuriser l’accès aux zones de pâturage et aux couloirs de transhumance. Les bailleurs, tout comme l’Etat nigérien, devraient développer des approches préventives dans des régions à risque comme celles-ci et ne pas concentrer leur appui que sur les régions en crise. Les conditions d’accès aux forêts classées et les règles d’aménagement des aires de pâturage pourraient également être révisées par les autorités nigériennes pour permettre aux éleveurs de bénéficier d’un accès partiel, conditionné ou saisonnier à ces espaces protégés.

B. Prévenir la dégradation du tissu communautaire

Les autorités devraient étendre à la zone frontalière les approches développées dans d’autres régions du Niger pour éviter les violences à base communautaire. Par exemple, la Haute autorité à la consolidation de la paix (HACP), dont c’est la mission, devrait très rapidement initier des forums de dialogue entre communautés haoussa et peul dans les zones les plus exposées aux violences armées (Guidan-Roumdji, Madarounfa) ou aux conflits communautaires (Bangui, Allela). L’implication des groupes d’autodéfense est nécessaire pour désamorcer les logiques de communautarisation de la violence. Ces activités de dialogue ou de médiation, qui fleurissent une fois les conflits déclenchés, seraient beaucoup plus efficaces si elles étaient menées à titre préventif, avant que la violence ne creuse un fossé entre les communautés. Les partenaires internationaux pourraient accompagner ces efforts financièrement comme techniquement.

Les autorités devraient également envisager un meilleur encadrement des groupes d’autodéfense qui se développent depuis 2020 dans la région de Maradi. Ces groupes sont encore à un stade suffisamment embryonnaire pour être efficacement contrôlés. Ils exercent une fonction de sécurisation des zones rurales que l’Etat ne peut assumer, faute de moyens, mais leur rôle doit être strictement délimité, y compris d’un point de vue juridique.

Il est important que les autorités placent ces groupes sous leur contrôle effectif, et qu’elles sanctionnent d’éventuels abus, notamment pour réduire les risques de violences à base communautaire. La mise en place par les autorités locales de comités communaux composés de l’ensemble des communautés présentes dans les localités, qui seraient dirigés par le maire ou le préfet, permettrait de limiter le risque que ces groupes ne s’enferment dans une logique communautariste. Le port d’armes doit être étroitement encadré par le ministère de l’Intérieur sur la base d’une enquête de moralité permettant d’exclure des individus déjà impliqués par le passé dans des violences. Le ministère de l’Intérieur devrait appliquer strictement l’interdiction de détenir des armes de guerre. Les autorités devraient circonscrire les missions de ces groupes à des tâches de protection et de renseignement à l’échelle des villages d’origine de leurs membres uniquement, afin d’éviter d’éventuelles opérations punitives.

Sécuriser le territoire et démobiliser les bandits

Les efforts déjà entrepris pour sécuriser la bande frontalière doivent être poursuivis et étendus aux zones à risque qui ne sont pas encore couvertes, comme le tronçon frontalier Doutchi-Konni. Parallèlement, les autorités des deux pays doivent renforcer leur coopération, en particulier entre gouverneurs des Etats nigérians et des régions nigériennes. Elles doivent également intensifier leur coopération en matière de renseignement, et multiplier les opérations conjointes pour limiter la possibilité que les bandits se réfugient dans les zones frontalières. Les autorités de l’Etat de Sokoto et de la région de Tahoua doivent accroître leur coopération qui, suite à la fermeture de la frontière, est actuellement paralysée.

Plus les autorités des deux pays se mobiliseront et se montreront efficaces, moins les communautés seront tentées de s’armer.

Les forces de défense et de sécurité doivent conduire leurs opérations contre les hommes en armes dans le respect des droits humains, sans quoi elles risqueraient de s’avérer contre-productives et de nourrir, comme ailleurs, des dynamiques insurrectionnelles. Les forces nigériennes doivent notamment éviter d’être associées aux exactions commises par les forces nigérianes.

 

L’approche sécuritaire ne doit pas empêcher les autorités d’engager, en parallèle, un processus de démobilisation des bandits. Les principaux chefs sont connus et la reddition de certains d’entre eux pourrait être négociée, comme la HACP l’a déjà fait à Tillabéri et à Tahoua, par exemple.

Bien qu’ils n’aient pas exposé publiquement leurs griefs vis-à-vis de l’Etat, il reste possible de trouver des angles de négociation avec eux. La prise des armes s’explique aussi par des situations de frustration, d’injustice ou d’impasse économique auxquelles l’Etat peut apporter des réponses. Si le fossé se creusait encore davantage entre bandits et autorités, certains hommes en armes, miliciens ou bandits, pourraient verser dans l’insurrection jihadiste, un scénario déjà observé dans le nord de Tillabéri.

VII. Conclusion

A la frontière entre le Niger et le Nigéria, le grand banditisme s’intensifie et se transforme de manière inquiétante, laissant présager l’apparition de situations insurrectionnelles dont pourraient profiter des groupes jihadistes en quête de nouveaux territoires. Le Niger a encore la possibilité de limiter la contagion de ce phénomène en complétant l’approche sécuritaire actuelle par une approche préventive destinée notamment à limiter le sentiment d’injustice dont souffrent les éleveurs et à consolider la cohésion de plus en plus fragilisée entre les communautés. Les partenaires du Niger doivent, de leur côté, s’intéresser à ces zones avant qu’elles ne soient déstabilisées et pourraient soutenir financièrement un plan de prévention conçu et mis en œuvre par les autorités nigériennes.

Niamey/Bruxelles, 29 avril 2021

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